vendredi 13 juillet 2012

"Fictivisation"

La fictivisation des femmes historiques fait tranquillement son chemin à notre insu par l'intermédiaire de l'art et de la littérature et surtout sous couvert d'art.
J'ai créé ce néologisme pour expliquer un phénomène qui peut nous éclairer sur la disparition de l'immense majorité des femmes dans l'espace-temps.
On commence par romancer la vie de l'une de ses personnes en son temps célèbre en faisant reculer en arrière-plan son influence politique et en ne conservant que des éléments particuliers de sa vie amoureuse. On enfle et "sexyise" ces éléments, on ressasse la même histoire déformée au moyen de supports toujours différents et en forçant encore le trait jusqu'à faire d'elle une putain (ou assimilée). Enfin on décrète que l'auteur qui, le premier, a romancé sa vie, l'a CRÉÉE (Complexe de l'enfantement ?). Même si cette allégation est fausse en tout point.
Je cherche en vain un équivalent de ce traitement envers les hommes historiques. Un personnage masculin qui subirait ce sort, aurait à coup sûr commis le crime de s'opposer ou d'avoir émis des idées opposées au système féminicide (la fictivisation de la femme en étant une forme).

Je lis actuellement "Les dames galantes" de Pierre de Bourdeille dit Brantôme aux éditions folio. Je n'ai rien à redire ici de la couverture de ce livre par contre le TITRE n'est pas l'original (mais folio ne fait que reprendre un titre adopté depuis plusieurs siècles). Jamais Brantôme n'a appelé son recueil "les dames galantes". Ce titre insinue qu'il fait l'inventaire de femmes légères de son temps voire de putains (encore). Or ce n'est pas ce qu'il fait. Il ne fait qu'aborder le sujet "femme" sous tous les angles qui l'intéressent : la beauté, la laideur, la jeunesse, la vieillesse, la sensualité, etc...les vertus qui attirent les femmes, avec exemples à l'appui pêchés dans ses expériences personnelles, celles des autres et dans ses lectures.

C'est pourquoi le titre original est "Dames".

A propos de l'aspect "vertus qui plaisent aux femmes", à la p. 354 du livre, Brantôme donne pour exemple de femmes qui aiment le courage : Penthésilée et Thalestris. Voilà des exemples que nous ne prendrions plus aujourd'hui car ces deux personnages féminins ont été complètement fictivisés. Apparemment Brantôme, quant à lui, ne les prend pas pour des légendes.

La généreuse belle reyne Pantasilée, la renommée luy ayant fait à
sçavoir les valeurs et vaillances du preux Hector, et ses merveilleux
faits d'armes qu'il faisoit devant Troye sur les Grecs, au seul bruit
s'amouracha de luy tant, que, par un désir d'avoir d'un si vaillant
chevalier des enfants, c'est-à-dire filles qui succédassent a son
royaume, s'en alla le trouver à Troye, et, le voyant, le contemplant et
l'admirant, fit tout ce qu'elle peut pour se mettre en grâce avec luy,
non moins par les armes qu'elle faisoit, que par sa beauté, qui estoit
très-rare; et jamais Hector ne faisoit saillie sur ses ennemis qu'elle
ne l'y accompagnast, et ne se meslast aussi avant que Hector là où il
faisoit le plus chaud; si que l'on dit que plusieurs fois, faisant de si
grandes proüesses, elle en faisoit esmerveiller Hector, tellement qu'il
s'arrestoit tout court comme ravy souvent au milieu des combats les
plus forts, et se mettoit un peu à l'escart pour voir et contempler
mieux à son aise cette brave reyne à faire de si beaux coups. De-là en
avant il est à penser au monde ce qu'ils firent de leurs amours, et
s'ils les mirent à exécution: le jugement en peut estre bientost donné;
mais tant y a que leur plaisir ne peut pas durer longuement; car elle,
pour mieux complaire à son amoureux, se précipitoit ordinairement aux
hasards, qu'elle fut tuée à la fin parmi la plus forte et plus cruelle
meslée. Aucuns disent pourtant qu'elle ne vid pas Hector, et qu'il
estoit mort devant qu'elle arrivast, dont arrivant et sçachant la mort,
entra en un si grand dépit et tristesse, pour avoir perdu le bien de sa
veuë qu'elle avoit tant desiré et pourchassé de si loingtain pays,
qu'elle s'alla perdre volontairement dans les plus sanglantes batailles,
et mourut, ne voulant plus vivre puisqu'elle n'avoit peu voir l'objet
valeureux qu'elle avoit le mieux choisi et plus aimé. 
 
Pusillanimité ?

De mesmes en fit
Tallestride, autre reyne des Amazones, laquelle traversa un grand pays,
et fit je ne sçay combien de lieuës pour aller trouver Alexandre le
Grand, luy demandant par mercy, ou à la pareille, de ce bon temps que
l'on faisoit, et le donnoit-on pour la pareille; coucha avec luy pour
avoir de la lignée d'un si grand et généreux sang, l'ayant ouy tant
estimer; ce que volontiers Alexandre luy accorda; mais bien gasté et
dégousté s'il eust fait autrement, car la digne reyne estoit bien aussi
belle que vaillante. Quinte Curce, Oroze et Justin l'asseurent, et
qu'elle vint trouver Alexandre avec trois cents dames à sa suite, tant
bien en point et de si bonne grace, portans leurs armes, que rien plus;
et fit ainsi la révérence à Alexandre, qui la recueillit avec un
très-grand honneur, et demeura l'espace de treize jours et treize nuicts
avec luy, s'accommoda du tout à ses volontez et plaisirs, luy disant
pourtant tousjours que si elle en avoit une fille, qu'elle la garderoit
comme un très-précieux trésor: si elle en avoit un fils, qu'elle luy
envoyeroit, pour la haine extreme qu'elle portoit au sexe masculin, en
matiere de regner, et avoir aucun commandement parmy elles, selon les
loix introduites en leurs compagnies depuis qu'elles tuèrent leurs
marys. Ne faut douter là-dessus que les autres dames et sous-dames n'en
firent de mesme et ne se firent couvrir aux autres capitaines et
gendarmes du dit Alexandre; car, en cela, il falloit faire comme la
dame.
 File:Thalestris, Queen of the Amazons, visits Alexander (1696).jpg
Brantôme ne s'intéressent pas tellement non plus à toute la biographie de ces deux figures
de l'antiquité. Du moins, apprend-on de lui qu'elles choisissaient soigneusement avec
quelles sortes d'hommes elles concevraient des filles pour leur succéder, les 
qualités de courage et de combativité ayant été semble t-il les plus prisées 
(ça n'était pas le système banque de sperme anonyme à l'époque).

Pour celleux qui s'intéressent à ce thème un très beau billet sur les amazones d'hier et d'aujourd'hui superbement illustré : c'est sur le blog un tableau-une histoire  

4 commentaires:

  1. "Je cherche en vain un équivalent de ce traitement envers les hommes historiques."

    J'en ai un exemple mais je pense qu'il n'est aucunement contradictoire avec ce que tu dit sur la "fictivisation" des biographies féminines. J'ai regardé la semaine dernière un biopic sur Toussaint Louverture, je croi que ca passait sur F2. Le téléfilm commence par la mort du père de M.Louverture, on nous montre qu'il fut jeter dans une rivière car jugé trop vieux par des négriers qui allaient pour le revendre. Or le père de Toussaint est mort à plus de 80 ans, de sa "belle mort", dans la propriété où il a toujours vécu. Je ne connait pas très bien la vie de M.Louverture, mais j'ai lu pas mal de commentaires d'historiens qui se sont plain de tous ces arrangements avec la réalité. Le réal se défend en disant qu'il voulait rendre plus romanesque la vie de cet homme et le rendre plus représentatif de la condition d'esclave à cette époque. Un peu comme si Toussaint Louverture devenait une compilation de tous ce que les noirs ont vécu du temps de l'esclavage.

    Tout ca pour dire qu'il semble y avoir des hommes dont la biographie est "fictifiver" mais le seul exemple que j'ai trouvé, est celui d'une personne noir, appartenant à une classe discriminé, tout comme les femmes. Je pense que ce n'est pas un hasard.

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  2. A madmeg : oui, pour un téléfilm c'est un peu léger de traiter un personnage historique comme cela. Ca me fait penser que ce n'est pas non plus un hasard si l'on se permet tous ces triturages avec l'oeuvre de Dumas (dont la grand-mère était black). Ce que l'on ne se permet pas avec Hugo ou Balzac.
    Soit-disant que son oeuvre n'est pas critique et se voudrait juste divertissante, donc on peut en faire ce que l'on veut. Je soutiens que c'est faux. Il y a bien une dimension critique dans ses romans, en particulier du système monarchique. Mais n'oublions pas que même si Dumas est entré au Panthéon (très en retard par rapport ses collègues d'ailleurs, quant à George Sand, on ne l'y fait pas rentrée du tout), il reste un peu le nègre dont on peut s'approprier la cuisine en la resservant à toutes les sauces.
    Ce que font allègrement Teulé et Chéreau (Chéreau en premier).
    Dumas se servait de témoignage d'époque pour écrire ses romans. Teulé/Chéreau se servent de Dumas sans le moindre égard pour ses sources.
    Ils se servent du nègre pour fictiviser de la femme.
    Ils font de l'histoire de France un plat érotico/porno-chic-analphabète tendance pub.
    Mais ce n'est pas nouveau. Fictiviser, démoniser, réduire, hyperboliser, déshumaniser les femmes historiques est une constante dans l'histoire.
    Comme dans la pub.

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  3. Tous leurs systèmes sont des entreprises de démolition : péjoration, minimisation de nos actions et enfin, effacement de l'Histoire des femmes illustres (il n'y a pas de raisons objectives à ce qu'il n'y en ait pas) au profit de leurs seuls exploits.
    Dans ton dernier paragraphe, tu évoques le "choix" des hommes qui leur font des enfants ; c'est exactement ce qui se passe dans le monde animal, les femelles choisissent leurs mâles, d'où le dysmorphisme entre mâles (rutilants, coloriés, crinères, queues de paon encombrante voire mortelles) et femelles ternes puisqu'elles n'ont rien à prouver, ce sont elles qui choisissent. Je me demande si ce n'est pas là le vrai nœud du problème ! En tous cas, merci pour le lien (que je vais partager avec le tien) sur le billet "Un tableau - une histoire" vraiment passionnant. Ce mythe des amazones est tellement récurrent que c'est impossible qu'il ne corresponde pas à une réalité historique antique !

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  4. Oui pour moi c'est clair que l'existence des Amazoness n'est absolument pas un mythe. Il est à noter qu'il n'a pas été aussi facile de la transformer en mythe.
    De Hérodote à Brantôme et même après, on l'a décrit comme une réalité. Je me demande si ce n'est pas seulement après la Révolution que le plus grand ménage a été fait. Toutes les héroïnes de l'antiquité sont soudain devenues des mythes. La reine de Saba vient d'être redécouverte, apparemment, mais dans mon enfance, on me l'a vendu comme un mythe (on m'a également raconté qu'il n'y avait jamais eu la moindre compositrice).
    Maintenant on a des éminents ethnologues qui affirment que tout ca c'est de la blague mais pourquoi les croirait-on ? Les scientifiques changent tout le temps d'avis.
    Tout ce que l'on peut dire c'est que dans les livres d'histoire actuels, on n'en fait surtout pas mention.
    Pour ce qui est des femmes qui choisissent, oui c'est peut-être là que le bât blesse. Ils ont voulu renverser les rôles.

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