mardi 8 mai 2018

68 en Allemagne : Ulrike Meinhof sur l'affaire des tomates




 Ulrike Meinhof (au centre) à l'époque du SDS

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  Les tomates qui ont volé à la conférence des délégués du SDS n'avaient aucun caractère symbolique. Les hommes dont le costume a été taché (que les femmes, comme toujours, ont dû nettoyer), ont été forcés de réfléchir à des choses auxquelles ils n'avaient jamais réfléchi. Il ne s'agissait pas d'organiser un spectacle pour la presse qui dissimule toujours tout, mais c'était bien eux qui étaient visés et qui ont pris des tomates à la tête. Et la femme, qui lanca les tomates, et celle qui en donna la raison, n'ont pas parlé d'expériences empruntées à d'autres et laborieusement communiquées mais ont parlé et agi pour elles-mêmes en donnant une voix à d'innombrables femmes.
Et elles n'en avaient rien à battre de savoir si ce qu'elles disaient possédait le niveau extrêmement élevé de réthorique pratiqué au SDS ni si tout cela avait la précision linguistique requise et non plus de savoir si Spiegel aurait été d'accord, elles auraient étouffé si elles n'avaient pas explosé. Des millions de femmes étouffent tous les jours à cause de ce qu'elles doivent avaler et prennent des médicaments pour se calmer - du contergan [thalidomide n.d.l.t.] si elles n'ont pas de chance, ou frappent leurs enfants, balancent la louche sur le mari, râlent et ferment la fenêtre, si elles sont un peu éduquées, pour que personne n'entende, ce que tout le monde sait : que les choses comme elles vont ne vont pas.
  La sorte de conflit qui après je ne sais combien de décennies a éclaté en public à Francfort - si du moins un éclat pareil s'est déjà produit - n'est pas de nature fictive, ni de celle qu'il y a moyen d'éviter comme ceci ou cela, ni non plus théorique ; tous ceux qui ont une famille la connaisse par coeur, mis à part qu'ici des personnes ont clairement fait savoir que cette affaire privée n'est pas une affaire privée.
Le rédacteur de Stern qui a tordu l'info à sa manière malveillante - un conflit qui couvait depuis des années, le SDS opprimant ses membres féminins - n'a juste pas remarqué qu'il ne s'agit pas seulement de l'oppression des femmes du SDS mais bien de sa propre femme, dans sa propre famille, par lui-même. Le rédacteur de konkret qui était là et a percu le lancer de tomates comme un incident entre des personnes et ces femmes qui refusaient qu'on les rappelle autoritairement au législateur quand ils se virent traitées de "défenseuses des droits des femmes", même lui, même s'il était également concerné, ne s'est pas senti touché, parce qu'il n'a pas été touché.
Et la suggestion de Reimut Reiche adressée aux femmes d'enfin refuser les relations sexuelles aux hommes, confirme le bien-fondé du reproche de Sander à savoir que les hommes refoulent totalement la polémique, puisque Reiche veut lui aussi replacer l'affaire dans la sphère privée, alors que c'est  justement ce que l'exposé assorti d'un lancer de tomates voulait à tout prix empêcher.
 Ces femmes de Berlin à Francfort ne veulent plus jouer le jeu, toute la charge de l'éducation des enfants retombent sur elles mais elles n'ont par ailleurs aucune influence sur ce à quoi, ce vers quoi et pourquoi on éduque les enfants. Elles ne veulent plus se faire insulter parce que pour éduquer des enfants elles ont dû arrêter leurs études, n'ont pas pu en faire du tout ou de mauvaises ou n'ont pu exercer leur métier, toutes choses qui laissent des traces dont on les rend à nouveau responsables. Elles ont clairement fait savoir que l'incompatibilité entre l'élevage des enfants et le travail rémunéré n'est pas le fait de leur ratage personnel mais a à voir avec la société qui a organisé cette incompatiblité. Elles l'ont parfaitement expliqué.
Elles ne se sont pas plaintes ni présentées comme des victimes qui demandent qu'on est pitié d'elles et de la compréhension et une machine à laver la vaisselle et l'égalité et blablabla. - Elles ont commencé à analyser la sphère privée dans laquelle elles vivent presqu'uniquement, dont la charge est à leur seule charge et ont constaté qu'objectivement les hommes sont les fonctionnaires de la société capitaliste chargés d'opprimer les femmes même si subjectivement ils ne veulent pas l'être. Puisque les hommes ont refusé d'aller sur ce terrain-là ils ont recu des tomates à la tête.
  Ce n'est pas de l'éternelle dispute conjugale que l'on parle mais du fait que cette dispute ressort du domaine public. La réaction des hommes à la conférence des délégués et celles des encore et toujours si "bienveillants" rapporteurs montre qu'il faudra encore les mitrailler avec des tombereaux entiers de tomates avant qu'ils captent quelque chose. La lecon à tirer de Francfort est qu'il faut que d'autres femmes et d'autres encore prennent conscience de cet antagonisme, s'organisent, le traitent, apprennent à formuler les choses, ne demandent rien d'autre à leur mari que de leur ficher la paix dans ce domaine et qu'ils lavent eux-mêmes leur chemise tachée de tomate".

ULRIKE MEINHOF dans konkret le 7.10.1968 (publié dans EMMA de ce mois)
Traduction libre.


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